Convergences

 

Glissé entre parenthèses comme une précision ou une précaution, le mot « fragments » laisse d'emblée entendre une liberté prise à l'égard du livre- source. Il traduit toutefois assez mal la manière dont Jean-Gabriel Périot aborde le texte de Didier Eribon, détachant certes des blocs mais pour les agréger de façon linéaire et démonstrative. Publié en 2009, Retour à Reims était un exercice d’auto-analyse motivé tant par la mort du père de l'auteur que par le contact tardivement renoue avec la mère. Les distances creusées au fil des années dans la famille ne s'y trouvaient pas résorbées, mais mesurées par les outils de la sociologie — non sans colère ni tristesse. Eribon y détaillait les conditions nécessaires à son échappée hors du sillon de la reproduction sociale, quand l'intervalle ainsi gagné lui permettait d'appréhender les déterminismes qui avaient conduit son entourage à adhérer au milieu de leur naissance. Étonnamment. la première opération du film consiste à éluder Eribon lui-même — son parcours de transfuge, son homosexualité, sa formation —, si bien que la voix off déroule des observations à la première personne qui ne sont plus inscrites dans une position sociale.

Organisé de façon similaire au livre (un prologue, deux parties chapitrées, un épilogue), Retour à Reims [Fragments] s'attache d’abord à montrer les conditions matérielles d'existence de la classe ouvrière, des années 40 aux années 80. Le montage d'archives trouve pleinement sa dynamique dans le tressage des voix, lorsque des témoignages, souvent face caméra, prolongent et précisent le texte lu par Adèle Haenel, ou lui apportent la nuance et le tremblé de l'incarnation. Il ne s'agit alors pas d'alterner entre le général et le particulier, l'analyse et le vécu, mais de construire la solidarité des expériences. Périot ressuscite ainsi une époque où les paroles ouvrières pouvaient trouver le temps d'advenir — et comment ne pas être saisi par la séquence des « mains détruite » empruntée à Avec le sang des autres (Groupe Medvedkine, 1975), d'une lucidité à jamais bouleversante. L'attention portée par Périot à la situation spécifique des femmes s'avère également précieuse, en ce qu'elle évite toute mythification d'un prolétariat volontiers imaginé comme masculin — et blanc.

Relisant Eribon en stratège, le cinéaste n'entend cependant pas se limiter à une approche historique. Le deuxième mouvement s'attaque frontalement à la dislocation de la gauche. À défaut du cadre construit par le Parti communiste pour s’éprouver, se penser en tant que classe, les ouvriers se seraient tournés vers le Front national, dans un geste qui se voulait aussi une contestation du « tournant de la rigueur » pris par le gouvernement de François Mitterrand. Que le diagnostic soit en partie contestable (l'abstention n’est par exemple jamais envisagée) importe sans doute moins que le chantier qu'il implique : la production de « cadres théoriques et [de] modes de perception politiques » capables de rendre à nouveau désirables les principes d'égalité et d'émancipation.

En termes cinématographiques, cela pourrait se formuler autrement : qu'est-ce qu’un récit ou une forme de gauche à l'heure de l'obsolescence de la révolution, de l'urgence environnementale et de l'émiettement des classes populaires ? L'épilogue esquisse une proposition, qui tient elle aussi du montage : contre la mécanique du pire (« Macron 2017 = Le Pen 2022 ». lit-on sur un abribus derrière lequel passent des voitures de police), Périot engrène les images de lutte (Gilets jaunes, cheminots, climat, femmes de ménage…) spéculant sur leur convergence. Mais. ce faisant, la description de chacun de ces fronts et la mise au jour des endroits où ils se croisent ou pourraient effectivement se croiser s'effacent dans la dramaturgie traditionnelle de la cocotte-minute — plans brefs, musique entêtante. « Les mauvais jour finiront», chante-t-on sur le parvis de la Maison du Peuple à Saint-Nazaire. Est-ce une promesse ou une consolation ? Politique, le cinéma ne l'est peut-être jamais d’avantage que lorsqu'il brise la continuité historique pour faire germer l'impossible ici et maintenant.

 

Raphaël Nieuwjaer
Les Cahiers du cinéma
Avril 2022